LES philosophes véritables refusent constamment de parler des hommes autrement que réunis en société. Il n'y a pas de solitaire. Un Robinson lui-même était poursuivi et soutenu dans son île par les résultats innombrables du travail immémorial de l'humanité. L'ermite en son désert, le stylite sur sa colonne ont beau s'isoler et se retrancher, ils bénéficient l'un et l'autre des richesses spirituelles accumulées par leurs prédécesseurs; si réduit que soit leur aliment ou leur vêtement, c'est encore à l'activité des hommes qu'ils le doivent. Absolument seuls, ils mourraient sans laisser de trace. Ainsi l'exige une loi profonde, qui, si elle est encore assez mal formulée, s'impose à notre espèce d'une façon aussi rigoureuse que la chute aux corps pesants quand ils perdent leur point d'appui, ou que l'ébullition à l'eau quand on l'échauffe de cent degrés.
L'homme est un animal politique (c'est-à-dire, dans le mauvais langage moderne, un animal social), observait Aristote au quatrième siècle d'avant notre ère. L'homme est un animal qui forme des sociétés ou, comme il disait, des cités, et les cités qu'il forme sont établies sur l'amitié. Aristote croyait en effet que l'homme, d'une façon générale et quand toutes choses sont égales d'ailleurs, a toujours retiré un plaisir naturel de la vue et du commerce de son semblable. Tous les instincts de sympathie et de fréquentation, le goût du foyer et de la place publique, le langage, les raffinements séculaires de la conversation devaient sembler inexplicables si l'on n'admettait au point de départ l'amitié naturelle de l'homme pour l'homme.
- Voilà, devait se dire cc grand observateur de la nature entière, voilà des hommes qui mangent et qui boivent ensemble. Ils se sont recherchés, invités pour manger et boire, et il est manifeste que le plaisir de la compagnie décuple la joie de chacun. Cet enfant-ci s'amuse, mais il ne joue vraiment que si on lui permet des compagnons de jeux. Il faut une grande passion comme l'avarice ou l'amour pour arracher de l'homme le goût de la société. Encore son visage porte-t-il la trace des privations et des combats qu'il s'est infligés par sa fuite. Les routes sont devenues sûres: cependant les charretiers s'attendent les uns les autres pour cheminer de concert, et ce plaisir de tromper ensemble l'ennui est si vif que l'un en néglige le souci de son attelage, l'autre l'heure de son marché. La dernière activité des vieillards dont l'âge est révolu est d'aller s'asseoir en troupe au soleil pour se redire chaque jour les mêmes paroles oiseuses. Tels sont les hommes dans toutes les conditions. Mais que dire des femmes ? Leur exemple est cependant le plus merveilleux, car toutes se détestent et passent leur vie entière à se rechercher. Ainsi le goût de vivre ensemble est chez elles plus fort que cet esprit de rivalité qui naît de l'amour.
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Les pessimistes de tous les temps ont souvent contesté à Aristote son principe. Mais tout ce qu'ils ont dit et pensé a été résumé, vingt siècles après Aristote, par l'ami et le maître de Charles II Stuart, l'auteur de Leviathan, le théoricien de la Monarchie absolue, cet illustre Hobbes qui a devancé les modernes théoriciens de la concurrence vitale et de la prédominance du plus fort. Hobbes a posé en principe que l'homme naît ennemi de l'homme et cette inimitié est résumée par lui dans la mémorable formule l'homme est à l'homme comme un loup. L'histoire universelle, l'observation contemporaine fournissent un si grand nombre de vérifications apparentes de ce principe qu'il est presque inutile de les montrer.
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« - Mais, dit quelqu'un, Hobbes est un pessimiste bien modéré! Il n'a point l'air de se douter qu'il charge d'une calomnie affreuse l'espèce des loups lorsqu'il ose la comparer à l'espèce des hommes. Ignore-t-il donc que les loups, comme dit le proverbe, ne se mangent pas entre eux? Et l'homme ne fait que cela.
« L'homme mange l'homme sans cesse. Il ne mange que de l'homme. L'anthropophagie apparaît aux esprits superficiels un caractère particulier à quelques peuplades, aussi lointaines que sauvages, et qui décroît de jour en jour. Quel aveuglement! L'anthropophagie ne décroît ni ne disparaît, elle se transforme.
« Nous ne mangeons plus de la chair humaine, nous mangeons du travail humain. A la réserve de l'air que nous respirons, nul aliment n'est absorbé qu'arrosé au préalable de sueur humaine et de pleurs humains. Ce phénomène est si méconnu qu'il faut insister pour attirer sur lui l'attention qu'il mérite. Il a échappé aux anciens docteurs, d'avec lesquels, à grand regret, je me sépare. Les philosophes et théologiens enseignaient que « tout était commun », à l'origine. Quel « tout », de grâce ? Les glands du chêne ? Les mûres des buissons ? Ce tout n'était encore rien qu'une informe matière première. Rien d'immédiatement utile à l'homme ne préexistait à son travail. L'homme a été contraint d'employer l'homme à fabriquer de quoi répondre à ses nécessités. L'état naturel ne lui offrait que des points de départ à peu près sans valeur, gibier de terre et d'eau qu'il n'avait pas pris, vagues sauvageons. Son travail a tout apprivoisé, car il a tout humanisé.
« Regardons quel mode d'existence en est sorti. C'est seulement à la campagne que l'on peut approcher le ruisseau et la source où boire l'eau du ciel que notre terre a distillée toute seule, dans ses antres et ses rochers. Le plus sobre des citadins boit de l'eau verdunisée que l'on a soumise à un traitement général où toute la police urbaine est intervenue à grands frais de captage ou d'adduction. Beaucoup exigent même d'une eau particulière, mise en bouteille, cachetée, transportée et ainsi témoignant du même effort humain que le plus précieux élixir. Retournez aux champs, cueillez-y cette grappe ou ce fruit: l'arbre ou la souche ont demandé de longues cultures, la tige a été greffée, la semence, par les sélections qui la classent, porte dans son mystère un tel capital de labeurs successifs qu'en mordant à la pulpe vous mordez à même la chair et le suc de myriades d'êtres humains.
« Les races d'animaux ont été apprivoisées et domestiqués pour fournir à la table ou au vêtement. Ce n'est pas la nature qui nous les donne. La Nature ne nous contente jamais. C'est contre elle que rêve notre tristesse et qu'elle invente apprêts sur apprêts. Il ne suffit pas de tondre la laine des brebis, il faut que cette laine soit tissée par la ménagère et la servante ou par la machine. Il ne suffit pas d'abattre le bétail ou de le découper; sans parler de l'immense royaume de la chair-cuiterie, la viande fraîche aura à passer par le feu.
« Une époque d'histoire qui n'est pas très récente est celle d'Attila: on estimait ses vaillants guerriers grotesques, brutes, barbares, parce qu'ils mangeaient leur viande crue ou simplement cuite au soleil ; les habitants de l'extrême-nord américo-européen sont moqués par le surnom de mangeurs de poisson cru. Ces dérisions donnent à penser qu'il est jugé humainement inadmissible qu'on ne fasse pas cuire son gibier de terre et d'eau. Ni animal ni même végétal ne se passe beaucoup des préparatifs de la flamme. Regardez la face de la terre: elle même est construite, fabriquée, comme une maison par les hommes; ses prairies, ses vergers, ses jardins et ses champs traités par les engrais et les assolements. Partout entre la nature lointaine et les corps qu'il faut nourrir, abreuver, recouvrir d'un habit ou d'un toit, s'interpose le travail des hommes, identique médiateur.
« Non, les loups ne se mangent pas de cette manière! Le loup ne travaille pas, le loup ne peut manger le travail du loup; il est donc rarement conduit à faire au loup cette guerre qui est de nécessité chez les hommes. Le loup trouve dans la nature environnante ce que l'homme est forcé de demander à la main de l'homme. Une conséquence doit suivre. La nature est immense, ses ressources sont infinies; le loup peut l'appeler sa mère et sa bonne nourrice. Mais on voit abonder infiniment moins ce que l'homme ouvrier fabrique à l'usage de l'homme et que l'homme appelle ses biens. Ceux-ci sont en nombre relativement infime; toute la difficulté vient de là, car de là vient, entre hommes, un esprit de rivalité et de concurrence, d'hostilité et de rapine. Et ce n'est rien dire que d'objecter que le café soit jeté à la mer par les Brésiliens ou le blé brûlé par les Argentins, s'il s'agit de ravitailler les gens de Clermont-Ferrand, de Nice ou de Paris.
« Les produits utiles sont définis par les besoins, les habitudes, les commodités, les désirs! L'homme encore. Les produits naturels n'y correspondent que dans une très petite mesure. Restent les produits de l'art, du travail, de l'effort. Plus rares, il faut qu'on se les dispute. L'abondance du machinisme pourra bien créer la surabondance des produits, mais leurs qualités varieront avec l'estime de la cote qu'elles recevront. Comme on faisait pour le nécessaire, on se querellera pour le superflu et pour le meilleur. Le festin reste étroit: tout convive nouveau y est regardé de travers, comme il verra d'un mauvais oeil les personnes déjà servies.
« Ce consommateur qui survient chez l'homme attablé apporte un appétit de plus. Il est redouté en sus, comme un déprédateur et un conquérant éventuel. Produire, fabriquer Soi-même est un moyen de vivre, mais il en est un autre, c'est de ravir les produits de la fabrication, par ruse ou violence. L'homme y a souvent intérêt, en voici un grand témoignage: la plupart de ceux qui ne sont ni voleurs ni brigands passent leur vie à craindre d'être rapinés. La réflexion personnelle, l'expérience, la tradition et la mémoire héréditaire s'accordent à marquer, au passif comme à l'actif, l'énergie subsistante des instincts de brigandage et de fraude. Nous avons la menace de la conquête dans le sang.
« L'homme qui voit un homme l'imagine conquérant ou conquis, victorieux ou vaincu, et enfin, pour tout exprimer d'un mot, comme ennemi. Aristote a beau dire que l'homme est social. Il ne serait pas social s'il n'était industrieux, et les fruits de son industrie lui sont si nécessaires, si beaux, si rares, qu'il circonscrit sa société et en interdit le seuil l'épée à la main. La défense de ces biens ou leur pillerie, c'est toute l'histoire du monde. »
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Il y a une grande part de vérité dans le discours des pessimistes qui enchérissent de la sorte sur Hobbes et sur les siens. Je voudrais qu'on se résignât à admettre comme certain tout ce qu'ils disent et qu'on ne craignit point d'enseigner qu'en effet l'homme pour l'homme est un vrai loup; mais à une condition qu'il faut voir.
Oui, l'industrie explique la concurrence et la rivalité féroces entre nos pareils. Mais l'industrie explique également leurs concordes, leurs amitiés, leurs affections. Lorsque Robinson vit le premier pied humain imprimé sur le sable de l'île, il eut peur, il pensa, selon la manière de Hobbes: - Voilà celui qui mangera mon bien et qui me mangera... Quand il eut découvert le faible Vendredi, pauvre sauvage inoffensif, il se dit: - Voilà mon collaborateur, mon client et mon protégé. Je n'ai rien à craindre de lui. Il peut tout attendre de moi. Je 1'utiliserai.
Et Vendredi devient utile à Robinson, qui le plie aux emplois et aux travaux les plus variés. Grâce à cette bienheureuse exploitation de l'homme par l'homme, il rend des services: infiniment supérieurs à ce que coûte son entretien. Le solitude de la veille s'enrichit de son acquisition, et tous deux, l'un pour l'autre, s'élèvent, se cultivent, se civilisent, et le maître est sauvé des deux suggestions du désert, la frénésie mystique ou l'abrutissement. Le cas de Robinson est trop particulier, trop privilégié, pour qu'on fasse jamais de la rencontre de ces deux adultes le point de départ d'une théorie de la société; la grande faute des systèmes parus au dix-huitième siècle a été de raisonner sur des cas pareils pour en déduire le mauvais rêve des « sociétés par contrat ».
Pour nous rendre compte du mécanisme social, il faut savoir que la famille, création spontanée, a toujours été la première société. Mais l'industrie a beaucoup servi à fixer la famille et l'a rendue permanente. En recevant les fils et les filles que lui donnait sa femme, l'homme sentait jouer en lui les mêmes instincts observés tout à l'heure dans le coeur de Robinson:
« - Voilà des collaborateurs, des clients et des protégés. Je n'ai rien à craindre d'eux. Ils peuvent tout attendre de moi. Et le bienfait me fera du bien à moi-même ». Au fur et à mesure que croissait sa famille, le père observait que sa puissance augmentait aussi, et sa force, et tous ses moyens de transformer autour de lui la riche, la stérile, la sauvage, la redoutable Nature ou de défendre ses produits contre maints autres hommes.
C'est entre des êtres de condition inégale que parait toujours se constituer la société. Rousseau croyait que cette inégalité résultait des civilisations. C'est tout le contraire. La société, la civilisation est née de l'inégalité. Aucune civilisation, aucune société ne serait sortie d'être égaux entre eux. Des égaux véritables placés dans des conditions égales ou même simplement analogues, s'ils avaient réussi à vivre, se seraient presque fatalement entre-tués. Mais qu'un homme donne la vie, ou la sécurité, ou la santé à un autre homme, voilà des relations sociales possibles, le premier utilisant et, je le répète, « exploitant » un capital qu'il a créé, sauvé ou reconstitué, le second entraîné par l'intérêt bien entendu, par l'amour filial, par la reconnaissance à trouver cette exploitation précieuse, agréable, utile, tout au mois tolérable.
L'instinct de protection ou instinct paternel causa d'autres effets. Le chef de famille n'eut pas seulement des enfants engendrés de sa vie. Des fugitifs, des suppliants accoururent à lui, qui, dans un état de faiblesse, de dénuement et d'impuissance, venaient offrir leur bras ou leur personne entière en échange d'une Protection, d'un abri pour ne pas mourir. Ces adoptions naturelles valurent génération. Elles accrurent la famille. Mais il lui vint un autre mode d'accroissement. La guerre qui fait dire que l'homme est un loup à l'homme finit par renverser le dur aphorisme. Il a toujours été exceptionnel, dans 1'histoire du monde, que le groupe victorieux massacrât, pour le manger ou seulement pour satisfaire sa vengeance, le groupe vaincu. Les femmes de tout âge sont presque toujours réservées, les plus jeunes pour le rôle d'épouses ou de concubines, les plus âgées pour les offices domestiques sur lesquels, de tous temps, on les apprécia. Si le massacre, même celui des guerriers, est chose rare, la réduction en esclavage est au contraire un fait si général que Bossuet n'a pu le considérer sans respect: aucun fait ne peut mieux marquer le prix immense que l'homme barbare lui-même attache à l'être, à la vie, au labeur du frère enchaîné.
- Tu m'étais un loup tout à l'heure, mais quand j'ai vaincu le loup, je le tue, car il pourrait me porter de nouveaux préjudices. Or; toi qui es un homme et que j'ai couché et blessé sur le sol, tu m'es comme un dieu maintenant. Que me ferait ta mort? Ta vie peut devenir une source de biens. Lève-toi, je te panserai. Guéris-toi, et je t'emploierai.
«Moyennant quelques précautions indispensables prises contre un retour de tes forces et contre les souvenirs de ta liberté, je te traiterai bien pour que ton inestimable travail me soutienne et pour qu'il me devienne une force, et pour qu'il soit inscrit entre mes meilleurs biens. Cela m'oblige à te garantir, outre l'existence, la subsistance et tous les genres de bonheurs qui seront compatibles avec le mien.»
Ainsi aux âges les plus rudes - et les portes de la mort à peine évitées - se fait-il une ébauche de réciprocités de services. Combien, dès lors, cette même réciprocité sera-t-elle forte, saine, sûre au coeur de la vraie famille laborieuse ou de ces groupes de familles qui forment les États naissants.
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Faut-il épaissir et colorier les lignes d'un maigre schéma un peu gris? Faut-il spécifier que ce trait d'histoire du monde, simple chaîne de causes et d'effets, ne prétend rien justifier, mais exposer et expliquer? Sans dire : Cela est bien ni mal, on dit: voilà ce qui est. Entendez et amplifiez les merveilles de la petite nation, cité antique ou médiévale, formez-en de vastes empires, la règle dégagée restera la même: ni moisson ni vendange ne sont tranquilles, et le pain que l'on a pétri, le vin que l'on a tiré ne peut être mangé, bu qu'à la condition d'une communauté qui les enveloppe et d'une amitié qui retienne et unisse ses membres et d'un rempart que l'ennemi du dehors n'ait pu démolir.
Il peut bien arriver, quelque jour, que des esprits fantasques, des coeurs désordonnés édifient un rempart pour l'amour du rempart et un château pour le château, sans rien lui donner à défendre. Mais l'inverse n'existe pas: un bien fragile et précieux, une richesse digne d'agression, un travail productif qui peut être troublé et rançonné, cela ne s'est jamais vu que défendu, gardé, abrité ou bien détruit, capté, enlevé. Si donc l'homme est naturellement confiant et ami de l'homme, si Dieu, comme dit Bossuet, a mis premièrement dans son coeur la bonté, il a aussi ses raisons d'être misanthrope, défiant et amer. Sa destinée semble l'avoir soumis aux précautions laborieuses et défensives, faute desquelles il ne mange pas, pas même de pain sec, toujours trop cher et vite hors de prix. Il ne boit même pas une eau pure sans la payer des mêmes peines et des mêmes efforts. Telle est ce que l'on peut appeler en termes politiques sa Constitution. Peut-on la réviser? Je le crois. Mais au Parlement des Planètes.
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L'amitié s'est donc établie, comme entre les participants du même foyer, entre ceux que le même mur enveloppe; aux autres, c'est l'inimitié ou tout au moins la précaution et la méfiance qui se déclarent.
Il ne faut pas entendre par amitié l'amitié pure, ni par inimitié une inimitié absolue. Les étrangers ou, comme on les appelle dans l'antiquité grecque, les barbares, ne sont pas nécessairement des ennemis : ils sont différents par les moeurs, par la langue, par le costume, par les lois. Et, de plus, leurs déplacements ont presque toujours pour objet un peu de rapine. Néanmoins, il arrive de les recevoir et de les interroger. On répond à leurs questions afin qu'ils répondent à celles qu'on leur pose. La charge de leurs chevaux ou de leurs navires est en outre un grand élément de curiosité, quelquefois de cupidité. Les relations commencent par celles qui sont les plus simples, le trafic par voie de troc s'il n'existe pas encore de monnaie. Voilà des espèces d'amitiés internationales. Mais elles sont précaires et toutes relatives, en comparaison des causes d'inimitié toujours sur le point d'éclater entre des gens si différents, mus d'intérêts contraires!
Inversement, à l'intérieur de chaque cité, s'il est bien vrai que l'amitié née de pressants intérêts communs a fait reléguer la vraie guerre au delà de l'enceinte, à la périphérie du grand corps, il n'y en a pas moins des vols et des adultères qui se commettent, les amants rivaux se donnent des coups d'épée et les portefaix concurrents des coups de poing et des coups de couteau, pendant que les filous font aussi leur métier. Cependant une paix relative subsiste. L'on se déteste et l'on s'envie mais pour des sujets de peu d'importance, et sur lesquels la réconciliation demeure facile ou possible, de gré ou de force car la force s'emmêle à la justice. Mais il y a bien autre chose! En effet, pour répondre au besoin général de paix et d'ordre qui est essentiel à la vie, mais que les progrès de l'industrie rendent impérieux, la cité, la grande communauté civile, naturellement distinguée en familles et en corps de métier, comporte et suscite la formation de certaines communautés volontaires entre lesquelles les citoyens se distribuent selon leurs affinités et leurs goûts. Ce sont des associations religieuses, des confréries de secours mutuel, des sectes philosophiques et littéraires. Il va sans dire que les membres de chaque corps ne peuvent être en grande sympathie avec les membres du corps voisin: la sympathie en est resserrée d'autant entre membres de même groupe, et c'est un grand bienfait. Deux confréries de pénitents; l'une bleue, l'autre grise, peuvent causer dans une ville, le jour de la fête votive, deux ou trois querelles, même une bonne rixe; l'amitié s'y exerce tout le long de l'année à l'intérieur de chacune pour le bien matériel et moral des uns et des autres. La camaraderie intérieure se fait étroite et généreuse en raison même des rivalités du dehors. L'homme est ainsi fait, et les sociétés qui ont pu traverser les difficultés de l'histoire sont précisément celles qui, connaissant par réflexion ou pressentant d'instinct ces lois de la nature humaine, s'y sont conformées point par point.
Une communauté subsiste tant que parmi ses membres les causes d'amitié et d'union restent supérieures aux causes d'inimitié et de division. Les tribunaux sont établis pour châtier, réprimer et, s'il le faut, exclure ceux de chaque communauté qui montrent envers leurs confrères ce visage de loup qu'ils doivent réserver à l'ennemi commun. De même les honneurs anthumes ou posthumes ont servi de tout temps à récompenser ceux des membres de la communauté qui se sont montrés les plus « loups » envers l'ennemi ou, s'il est permis d'ainsi dire, les plus « dieux » envers leurs amis et compatriotes. Beaucoup de héros ont été déifiés ainsi, à titre militaire ou civil.
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Visage de dieu, visage de loup, l'expression alternante du visage de l'homme en présence de l'homme résulte de sa loi, de sa constitution. Naturellement philanthrope, naturellement misanthrope, l'homme a besoin de l'homme, mais il a peur de l'homme; les circonstances règlent le jeu de ces deux sentiments qui se combattent, et se complètent.
Les sociétés les plus vastes et qui fondaient les plus étroites « fraternités » furent aussi les plus terribles pour tout ce qui tentait de leur échapper. J'en atteste les souvenirs de l'Empire romain qui, en se dilatant par toute la terre habitée, ne pardonnait qu'à ses vaincus et écrasait le reste. La Chrétienté, si douce aux populations abritées dans son vaste sein, s'abandonnait à la violence naturelle de tout instinct quand elle rencontrait ces païens de Sarrasins. Aujourd'hui, la civilisation anglo-saxonne, si modérée, si respectueuse, si juridique envers ses citoyens, ne reconnaît ni droit ni force en dehors de sa force ou de son droit. Les hypocrisies n'y font rien. C'est comme ça parce que c'est comme ça. Trait curieux: de l'avis de tous ceux qui l'ont vu de près, l'Anglais moderne est personnellement serviable, hospitalier, humain envers l'étranger, quel qu'il soit, qu'il a accueilli près de lui et avec lequel il a conclu l'alliance. Sa volonté formelle a la puissance de créer de ces acceptions de personne. Mais ce sont, comme on dit en droit, des espèces pures, et en dehors desquelles il se croit le devoir de montrer visage de loup à tous les barbares et autres «natifs»: son visage de dieu est réservé aux fils de la vieille Angleterre.
On peut railler ce nationalisme ingénu. Mais conforme à de grandes lois physiques il se rattache aux fondements du genre humain. Pour créer ou pour maintenir un peuple prospère, une civilisation florissante, on n'a pas trouvé mieux, on n'a pas trouvé autre chose.
Ne dites pas qu'il peut contribuer à la guerre étrangère: il épargne à coup sûr la guerre civile qui est la plus atroce de toutes.