Troisième lettre

Le stade panathénaïque

 

Figurez-vous, au flanc du mont Hymette, un monument de forme antique, dont la matière neuve, fraîchement coupée et polie, répond d'un éclat doux, point aveuglant, mais net au ciel varié de l'Attique. On n'a point demandé au Stade d'être beau. Il ne peut guère l'être. Mais il répond exactement à son emploi. C'est à peine si la dixième partie des gradins est achevée. Ce qui manquait a été suppléé, non sans habileté, non sans art, avec des planches employées à l'état brut ou couvertes d'un enduit blanc. L'oeil indulgent n'est pas choqué.

Les traités d'archéologie ont une phrase ingénieuse pour définir le Stade: c'est, diraient-ils, une large avenue fermée et arrondie à l'une de ses extrémités. Je dirai, à mon tour, que c'est un U couché au sol, mais renversé. Tapissez de gradins les branches parallèles et la boucle du fond de l'U. Appuyez la boucle et les branches d'un amphithéâtre de collines violettes et grises, presque sans herbe, mais d'où viennent quelques légères brises parfumées de lavande. Enfin, faites couler devant l'ouverture de l'U un petit fleuve aux ondes lentes entre des massifs de lauriers-roses encore défleuris, et que cette onde rare s'appelle l'Illissus.

Ce stade athénien reçoit dans son enceinte quatre vingt mille spectateurs. De la longue chaussée sur laquelle se font les exercices athlétiques jusqu'au faite de l'édifice, j'ai compté soixante gradins, soixante étages; ils règnent sur toute la longueur du Stade. Ils sont divisés en tribunes, traversés par des escaliers qui dégagent la circulation. Bien qu'on fût à l'étroit, l'on pouvait cependant, grâce à la largeur des degrés, s'y mouvoir d'avant en arrière et s'y renverser à l'aise. Les nouveaux Athéniens sont des gens expansifs; mais je n'ai point vu d'accident. Hier comme aujourd'hui, l'on a seulement souffert de la bise quand elle venait du nord, et du soleil quand il nous fairait vis-à-vis. Tel est l'inconvénient des spectacles en plein air. Nous n'y sommes plus endurcis. Joignez que la saison est fraîche. D'ailleurs, en août comme en avril, c'est l'immobilité au grand air qui est pénible. Je me souviens de m'être alternativement transi et rôti aux représentations du théâtre antique d'orange et elles avaient lieu en pleine canicule.

De ces quatre-vingt mille spectateurs, un bon quart était fort heureux: c'étaient tous ceux-là dont la place avait été marquée un peu haut, du côté de l'orient. Presque sans quitter du regard la suite des jeux célébrés et pendant que la vue des autres spectateurs se bornait au tour de la piste ou se brisait contre le rideau des grands arbres qui défendent le Zappion, nous avions sous les yeux un abrégé des plus belles choses d'Attique: à gauche du triste portique d'Adrien, les hautes colonnes corinthiques du Jupiter; plus loin, les ruines du théâtre de Bacchus. Une clarté sublime nous élevait ensuite sur la pente de l'Acropole que couronne le Parthénon.

Le roi des Grecs a pris sa place sur l'un des trônes qui sont taillés, au fond du Stade, au milieu du premier gradin. Sur l'autre, il vient de faire asseoir le jeune Alexandre, roi de Serbie, son hôte.

A la gauche du roi Georges, se tient la princesse royale, femme du diadoque et soeur de l'empereur d'Allemagne. C'est une fort belle personne à cheveux blonds qui brillent d'un étrange éclat dans l'air de la Grèce. Ses deux enfants, vêtus en matelots comme tous les petits garçons de l'univers, s'appuient languissamment aux genoux de leur gouvernante. A la droite du jeune roi de Serbie, la princesse Marie, fille du roi de Grèce, rose et blanche comme Gretchen. Ses fiançailles ont été célébrées la semaine dernière avec le grand-duc Georges de Russie. Celui-ci se tient à la droite de sa fiancée. C'est un grand homme à fortes moustaches châtaines. Les Athéniennes sont unanimes à regretter qu'il se cache le front sous la visière d'une casquette; il en faudra tomber d'accord, nos amis russes gagneraient à sacrifier le gâteau rose et vert qu'ils s'enfoncent au sinciput.

Après le Grand-duc, en continuant sur la droite, se tiennent les derniers infants de Grèce, vêtus, eux aussi, en marins. Le teint transparent, les yeux d'un bleu pâle, tous deux font songer comme leur soeur au climat hyperboréen.

Je ne crois pas que tout ce monde tarde trop à s'helléniser. Le peuple hellène absorbe et assimile tous les barbares qu'il lui plaît, et cette famille régnante semble absolument disposée à tout recevoir et à tout souffrir. Il n'est aucune fantaisie hellénique à laquelle le roi ne se prête de bonne grâce, et ses trois fils aînés, circulant dans le Stade, paraissent populaires.

L'héritier présomptif est président des Jeux. Il les préside réellement. Aucun détail ne lui échappe. Sanglé à la prussienne dans son uniforme d'officier général d'infanterie, le diadoque Constantin veut tout surveiller par lui-même. Il est secondé de près par son hère le prince Georges, en capitaine de vaisseau. Ces deux princes suggèrent toute sorte de souvenirs. On peut les comparer soit aux fils de Nestor dans la belle Pylos, soit encore au prince Polydamas, qui fut l'ordonnateur des Jeux dans l'île de Schérie, sur laquelle régnait Alcinoüs son père, selon l'ordre de Jupiter. Comme ils s'empressent de chaque côté du trône, au repos, on les nommerait les vivantes colonnes de la dynastie scandinave. Le prince Nicolas, leur frère, qui porte l'uniforme d'officier d'artillerie, me paraît un peu moins actif que ses deux aînés; il ne règle pas les querelles qui s'élèvent à tout propos du sable fumant, mais passe pour ami des belles-lettres, des sciences et des arts.

On continue à me montrer, toujours sur le premier gradin, et sur la droite du roi de Serbie, immédiatement après les petits princes, avant le corps diplomatique, nonchalamment assis et occupé à tordre de longues moustaches brun clair, le colonel Pappadiamantopoulos, aide de camp du roi de Grèce, et qui est, si je ne me trompe, le proche parent d'un poète français, né athénien, dont l'oeuvre et la personne doivent être également chères, M. Jean Moréas. Au delà, sur le même rang, plusieurs ambassadeurs, de pompeuses ambassadrices. Les membres du cabinet grec sont placés avec leurs familles, du côté opposé, sur la gauche du roi, à la suite de la princesse royale et des enfants de celle-ci. Tel est ce premier gradin de la tribune centrale, rempli d'un bout à l'autre par des personnages de sang royal ou revêtus des premières charges d'État. Ensuite viennent les gradins secondaires de la même tribune qui se trouvent occupés par les députés, leurs femmes et leurs filles.

Plusieurs sont d'une beauté assez pure. Il en est beaucoup de jolies. les anciens historiens et les modernes voyageurs s'accordent à médire des Athéniennes. On leur concède de l'esprit et de la vertu. Je ne sais trop pourquoi on leur refuse si généralement la beauté. Celles que j'ai aperçues avaient, au moins, beaucoup de grâce. Quelques-unes d'un teint de lait. Je distingue une chevelure dorée de la nuance la plus pâle, et deux ou trois d'un fauve ardent. C'est le foncé qui domine, comme il convient. Deux visages des plus délicats montrent la couleur de l'olive parfaitement mûre, on leur redirait volontiers l'épigramme d'Asclépiade à cette belle Didymé, fleur de l'Anthologie: "Elle est noire et qu'importe ? les charbons aussi sont noirs, mais quand ils sont en feu, il sont brillants comme des calices de rose". Et les beaux yeux! Vifs et mouillés, aigus et tendres, on ne nous parle pas assez des beaux yeux de l'Athénienne.

Ces yeux m'ont mis en grand retard. Le courrier va partir. Il me but ajourner la suite de mes tableaux du Stade. J'ai dit l'aspect du monument. Mais le stade est plein et les collines sont couvertes de peuple. Ça et là un Cosmétôr place les gens ; un époptés, coiffé d'un casque colonial tout rouge, affublé d'un justaucorps de même, fait sa ronde; un médecin, sous le poteau indicateur, où l'on peut lire iatros, attend qu'on réclame ses soins. Et la foule chante et s'agite. Mais pourquoi fait-elle une tache clans la clarté ? Les Athéniens viennent au Stade la boutonnière fleurie de violettes blanches, ils devraient y ajouter des vêtements claires.

Charles Maurras

Anthinéa: d'Athènes à Florence

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