6 - OU VONT LES FRANÇAIS ?

 

Cependant, les Démocraties dépérissent sur bien des points; presque partout, la Révolution est vaincue, vaincue avec l'amour du mal et de la mort, par ces ardentes faims de vivre qui animent l’Etre réel; le Marxisme russe lui-même paraît fléchir, il compose avec la même sorte de nationalisme russe : les Français ont quelque peine à comprendre que leur pays puisse rester exposé à tant de menaces

La France a été la première des nations à subir aveuglément un mal qu'elle appela son bien, mais la première aussi à l’analyser, pour lui rendre tous ses tristes noms véritables. La Renaissance française des idées de salut a rayonné sur le monde comment n'a-t-elle pas donné, pratiquement, son effet politique et social par toute l'étendue de notre pays?

Ne minimisons pas ses effets. Dès la fin du XVIIIème siècle, les plus hautes leçons de politique naturelle ayant été émises chez nous, les progrès de leur influence n'ont pas cessé. Elle est allée en s'étendant et en s'approfondissant. " Tout ce qui pense dans la mesure où il pense " en terre française, s'est naturellement mis à penser contre la mort de la Société et contre la mort de l'Etat.

Encore eût-il fallu que cette pensée pût se diffuser. Dans un pays où les idées eussent circulé sans contrôle, l'afflux de la lumière aurait été irrésistible : catholique. et positiviste de la Restauration, historiens du Second Empire et de la Troisième République, avaient achevé d'élaborer un corps de doctrines sans réplique. On n'y a jamais répliqué. Mais l'intérêt hostile a réussi à fabriquer de bons écrans ou de fermes barrages pour en arrêter la marche ou la ralentir. " Moyens matériels", dont Auguste Comte, mort en 1857, pouvait déjà se plaindre avec justice/. La vérité se heurte à la consigne d'un Etat électif: et la merci des votes, il ne peut négliger de se défendre dans la tête et le cœur des votants.

Par là, un curieux divorce s'est produit et accru, depuis une trentaine d'années, entre les groupes populaires les plus assujettis à l'Etat et toute la partie de l'intelligence de la Nation qui, plus libre, a pu et su examiner les idées reçues en matière d'histoire, de morale et de philosophie politique. Cette réaction ~ même claire et forte dans l'Enseignement d'Etat aux degrés secondaire et supérieur : les professeurs de lycée ou de faculté y prennent une large part en raison de l'indépendance naturelle de leurs fonctions. Mais l'école primaire y est restée presque complètement étrangère, et l'on peut même dire qu'elle y demeure soustraite : elle ne connaît à peu près rien de ce vaste mouvement critique. Son personnel, formé dans une espèce de bercail, ou de séminaire laïque, intitulé Ecole Normale d'instituteurs, est dressé pour une sorte de sacerdoce et d’apostolat en faveur de l'héritage idéal de la Révolution. Ses livres du maître, ses manuels d'étude y retardent d'un demi-siècle. Toutes les corrections déterminées par des esprits aussi laïques et aussi libres que Renan ou Fustel ou Taine ou Bainville en sont écartées avec soin. La Contre-Révolution spontanée qui a rayonné de France dans l'Europe et le monde s'est arrêtée lu seuil des quatre-vingt-dix maisons chargées de maintenir, département par département, une Dogmatique ignorantine, alimentaire, officielle. Par ces nouveaux lévites, la " masse "du peuple conserve, malgré tout, un vague conformisme aux Nuées. Des idées méprisables et périmées, des institutions criminelles continuent d'être étiquetées le pain et le vin d'un progrès continu. L'instituteur le dit, le petit élève le croit. Sans doute, bien souvent, un généreux oubli postscolaire fait justice de ces faux biens. Souvent I Bien heureusement Non toujours.

Après la petite école, la petite presse est pareillement aux ordres du même Dogme intéressé. Cette presse a pour fonction d'exploiter, en faveur de la démocratie, un curieux lot de quiproquos, nés de plats calembours. Notre vieux peuple a les mœurs de l'indépendance. Il se tournait jadis vers le Roi par horreur de l'oppression, qu'elle fût cléricale, seigneuriale ou bourgeoise. Pas plus aujourd'hui qu'hier, l'oppression politicienne ne peut l'enchanter. I' réagit contre elle partout où il la sent. C'est pourquoi l'on s'applique à l'empêcher de la sentir. Et le succès du narcotique n'est pas nul. Mais, là encore, non toujours, il arrive que la vertu des mots ne pare pas à tout. Elle s'épuise même. La Liberté? Soit, mais de qui? Celle des escroqueurs de l'épargne publique? La Liberté de quoi? Celle d'escroquer? On réplique bien que la liberté générale est toujours défendue tant que les élus du vote sont députés au gouvernement. Cela est cru, jusqu'à un certain point, mais pour une raison qu'il faut démêler : notre député d’arrondissement est l'agent d'une protection devenue nécessaire contre la centralisation administrative et l'uniformité de ces règlements napoléoniens dont la France n'a pas £~m. de souffrir un régime absurde requiert l'absurde remède électoral, qui le fraude : la France éclaterait Si le paysan, le commerçant, l'entrepreneur, le petit rentier, n'avaient des espèces de commissionnaires parisiens qui, nommés en apparence pour faire de. Lois, ont pour office de courir, au compte de leur clientèle, les antichambres des ministres et les directions des grands services publics : c'est ainsi que respirent nos prétendus citoyen. sous le poids d'une Bureaucratie oppressive. Néanmoins., quand, par la même occasion, le député a fait sa loi, en général tout de travers, son électeur comprend qu'il y doit obéir exactement comme à la loi d'un Roi ou d'un Empereur : celle-ci ne serait pas plus impérieuse. Le mot de liberté écrit sur le mur n'y fait rien. Le mot d'égalité n'empêche pas non plus que le grand électeur local ne soit un personnage supérieur et redoutable. Tout ce verbiage est impuissant à masquer la mauvaise qualité du gouvernement constitué par les incapables qui, en moins de soixante-dix ans, ont produit plus de cent ministères successifs, dont chacun comportait une vingtaine d'hommes entre lesquels la responsabilité divisée à l'infini et ait pratiquement dissoute. Mais justement ces successions rapides associées à cette irresponsabilité ont créé l'habitude de fausses sanctions, grosses de scepticisme et d'indifférence. La comédie des changements a fait qu'on se résigne avec un fatalisme facile aux pires malfaçons ! On les sent. On en souffre. S'en souvient-on ? Les rattache-t-on à leur cause ? L'intelligence peut habiter les individus, mais un peuple a besoin de faire un grand effort de son Collectif cérébral, toujours faible, pour que, s'il a démêlé les origines de telle guerre longue et sanglante, ou même de telle grosse perte d'argent, cette cause lui reste présente et le retourne entièrement contre un régime politique déterminé. Les politiciens ne manquent ni d'adresse ni d'activité pour donner le change au passant.

Ils ont longtemps réussi à faire sonner haut la gloriole d appartenir à un Etat sans chef t Mais on commence aussi à se dire pas de chef, pas de direction, quel dommage !

Un sentiment de doute et d'insatisfaction a fini par naître et gagner peu à peu. Un nombre important de Français s'en est ému. Beaucoup de gens comprennent que le prétexte de sauver les libertés publiques établit le despotisme d'un parti et assure l'immunité des camarades prévaricateurs et concussionnaires. Cette clairvoyance est devenue forte sur certains points. Ailleurs, elle cherche encore son expression directe ou sa vertu brisante. En dépit du mol optimisme prêché par les journaux du régime et qui compose une rare puissance d'abrutissement, le mécontentement qui grandit doit en venir à rejoindre l'intelligence contre-révolutionnaire dont les développements, jamais arrêtés, sont même en plein essor.

L'opinion officielle le nie, en se fondant sur un état d'indécision et d'apathie qu'elle condamne à ne jamais cesser. Mais les apathies sont secouées par l'inquiétude des intérêts ; les indécisions cèdent à la terreur des grandes crises.

Il reste vrai que la sécurité du Parti régnant est moins menacée qu'elle ne le serait Si la réaction de l'esprit français avait trouvé le concours puissant auquel elle avait droit dans les milieux qui auraient dû en sentir la grave importance et la haute nécessité. Après des créations comme le Cercle Fustel de Coulanges, qui réunit l'élite des trois degrés de l'enseignement, après les avertissements répétés d'un Corps médical nombreux et lucide, l'immense classe moyenne française aurait pu mettre le pays en un état de garde et de défense plus avancé.

Elle ne l'a pas fait.

Pourquoi? Cela est dû à des causes et à des raisons.

Les raisons sont les mêmes qui ont déterminé la faute cardinale à la naissance de la question ouvrière elles tiennent à la vieille erreur de la démocratie libérale, devenue une habitude de langage et de " pensée ", à laquelle se cramponne plus d'un esprit peu cultivé, de capitaliste, de patron, de grand possédant.

Les causes tiennent à la crainte pitoyable que répand et généralise un appareil fiscal, judiciaire et administratif, dont les tracasseries sont arbitraires, faciles et fréquentes. Là, les gros se font tout petits. A supposer que les " congrégations économiques " asservissent les politiciens, les congréganistes politiciens le leur ont bien rendu ! Quant aux véritables petits ou moyens, ceux dont