CONCLUSION

LA NATURE ET L'HOMME

C'est pourquoi nous ne cédons pas à l'appel d’abstractions vaines lorsque nous supplions ici les esprits sincères de remonter aux principes pour réviser leurs vues d'ensemble : il est particulièrement indispensable qu'ils jettent un ferme regard sur ce point essentiel du rapport qui existe entre le volontaire et le naturel, le moral et le physique, dans la trame sociale de l'être humain.

En se trompant et en laissant tromper, en remplaçant la connaissance par une " foi ", démocratique ou libérale, que rien n autorise et que tout dément, on fait plus que de s'exposer à des épreuves sanguinaires : on se précipite au-devant d'elles dans certains cas on aide à les précipiter.

Il faut connaître les vérités de la nature ou il faut périr sous leurs coups.

Ne nous laissons pas reprocher l'humble degré auquel s'est tenue ici l'investigation.

Ne laissons pas dire que nous nous attardons à la matière de l'homme.

Nous ne nous y attardons point du tout.

Nous ne sommes aucunement d'avis de négliger ni la structure humaine, ni ce que structure et matière comportent de mouvements, d'élans, d'essors supérieurs. Mais, pour examiner à fond un objet, l'on commence par le mettre à part de ce qui n'est pas lui. Matière soit ! Pour la connaître, il faut approcher et palper cette précieuse étoffe de la vie de société. Une telle matière n'est pas plus négligeable que celle de n'importe quel hôte de l'univers. Certain prédicateur romantique a tonné, dans la chaire de Notre-Dame, contre

Saint Thomas d'Aquin, coupable d'avoir dérivé de la Matière son Principe de l'Individuation. Ce coup de cymbale sonore n'empêchera personne d'aborder sans fausse honte, avec une simplicité sereine, l'étude des premiers éléments naturels du composé humain. Mieux sera pénétré ce dont il est fait, mieux on pourra se délivrer des idées fausses dont les applications coûtent cher.

Mieux la nature sera vue dans sa vérité, mieux l'on saura loger les droits et les devoirs là où ils sont, au lieu d'en bourrer un espace où l'on ne peut les pratiquer parce qu'ils n'y sont pas et n'y peuvent pas être : on n'y trouve que des liaisons de nécessités auxquelles on ne peut rien que de les reconnaître et, pour les vaincre, commencer par leur obéir.

La nature des hommes, celle qui précède leur volonté, est un sujet dont la seule mention suffit à offusquer le panjurisme contractuel, d'où procèdent, suivant un volontarisme sans frein, ces divagations de démocratie libérale qui supposent que nous pouvons tout ce qu'il nous vient à la fantaisie de vouloir ! Leurs ambitions sont folles, leur folie juge le principe d'où elles sortent. Tout ce que l'on bombycine en leur honneur ne fera jamais qu'il soit au pouvoir du petit homme d'élire son papa et sa maman, ni que sa liberté, Si souveraine soit-elle, puisse choisir l'emplacement de son berceau. Ce point-là règle tout. Ni Kant ni Platon n'y font rien. Leurs inventions de vie antérieure sont sans valeur ici. Bon gré, mal gré, il faut admettre ces territoires naturels, ni voulus, ni élus, ni éligibles, en reconnaître la bienfaisance éventuelle, ou se résigner à des aveuglements de système qui sont la mort de la pensée, le suicide de l’action.

Le voyage aux demi-ténèbres de la Physique sociale ne peut d'ailleurs se faire sans éveiller, dans leur pénombre, diverses transparences qui éclairent, comme par-dessous, tel et tel plan où nos éléments purement matériels rejoignent nos éléments personnels et moraux, et peuvent même aspirer à atteindre telles parties divines de l'ordonnance de la vie. Devant la table de la Loi qui porte obligation de faire vivre et d'élever les enfants, la description exacte du petit homme nouveau-né, son état d'extrême détresse, qui lui confère la qualité du nécessiteux naturel avec le rang de riche légataire et de haut bénéficier social, semble venir, pour ainsi dire, à la belle et juste rencontre du gracieux instinct paternel et maternel, dont la conscience profonde honore. les personnes dignes du nom et du visage humain

La conclusion pourrait dépasser la Physique. Elle fait entrevoir que l'Etre brut ne peut pas ne pas renfermer une essence formelle et certaine de Bien. On pourrait donc y déterminer les possibilités d'un bonheur endormi, mystérieusement propice à tels destins de l'homme, qu'une analyse circonspecte et rigoureuse peut dégager.

Evitons de pousser le trait plus avant, pour nous en tenir à son expression la plus simple : l'humble intellection du sensible élève le filet d'une lumière, qu'on n'attendait peut-être point vers la méditation des lois supérieures, dont elle vérifie et renforce les termes. Loin, par conséquent, de se nuire, comme le croient les imbéciles, ces vérités qui se rapprochent et convergent, tirent une valeur et une influence nouvelle de 12 diversité de leurs points de départ.

Distinguer n'est point mettre en conflit, n'est même point diviser, ni séparer. La Morale est la règle de l'action volontaire. La Politique naturelle a pour objet d'approfondir un ordre impersonnel. Sans doute, Anciens et Modernes, y compris ici plus grands, ont pu confondre ces objets avec d'autres, assez voisins. Cela n'est pas une raison de rendre la confusion éternelle. Pour ma part, tout m'incite à conduire, aussi profondément que je le peux, cette étude des fondements sociaux de la vie humaine qui a fait mon souci constant.

Dans les lieux un peu reculés où le temps ne m'a point manqué pour regarder derrière moi, et pour me souvenir de chemins parcourus, perdus ou retrouvés, j'ai voulu rassembler les idées essentielles qui éclairent ma réflexion et mon action. La menue Somme qui en est faite me paraîtrait articuler moins. nettement ce qu'elle dit Si je ne la rattachais point à ce qu'une philosophie appellerait causes secondes et une autre philosophie premières lois naturelles. De quelque nom qu'on l'appelle, ce qui est, est

Voilà le sûr.

Causes ou Lois, ces principes sont trop clairs, et leur clarté fait trop de bien pour consentir à les laisser s'embrouiller, s'obscurcir ou se défigurer.

Il ne faudrait pas croire que la machine politique et sociale tourne à vide. Quand elle fait pleuvoir du feu et du sang, les pauvres hommes sont dessous! Tout au rebours de la chienne de Malebranche, le sentiment ne leur manque pas pour souffrir. Une pensée juste peut les secourir, parfois les sauver. C'est avoir pitié d'eux que de dire la vérité.